samedi 16 septembre 2023

Le grand remplacement : autopsie d’un « délire »

Extrait :

« Avec l’adhésion d’intellectuels déclinistes aux thèses remplacistes de Renaud Camus s’ouvre un nouveau cha-pitre de cette polémique qui ne s’est jamais véritablement éteinte par la suite. Après le changement de camp d’intel- lectuels ayant glissé de la gauche à la droite, nous assistons maintenant, comme dans un second tour de vis, à la radicalisation de ceux d’entre eux qui en sont venus à flirter avec des idées de la droite extrême, qu’ils ont adoubées à tour de rôle dans leurs ouvrages récents. Ce que la chronologie de ces parutions nous permet d’observer, c’est en somme le processus par lequel un discours illégitime (car xénophobe et déconnecté des faits) réussit à s’installer dans l’espace public à force d’être reproduit et cautionné par des acteurs bien en vue de l’intelligentsia. Ce processus, dans le cas qui nous occupe, peut être découpé en huit temps :

Premier temps : une droite culturelle de bon aloi critique les excès de la rectitude politique ; la gauche culturelle radicale est moquée pour sa bien-pensance, ses idéaux frelatés, son refus de voir la réalité en face, son progressisme qui ferait table rase du passé.

Deuxième temps: un écrivain estimé associé à une maison d’édition également estimée se met à répandre l’idée que le peuple français sera remplacé sur son territoire par une population musulmane (pourtant largement minoritaire).

Troisième temps: un académicien réputé, issu de la droite culturelle, investit le champ de la politique identitaire et reprend plusieurs éléments de cette thèse antimusulmane en la maquillant de références philosophiques et littéraires.

Quatrième temps: un journaliste polémiste donne une audience encore plus large aux thèses xénophobes dans un livre à succès qui renouvelle les attaques contre les musulmans et la gauche antiraciste accusée d’être bien-pensante.

Cinquième temps: un jeune intellectuel québécois met en garde le public français contre le multiculturalisme anglo- saxon qui s’est imposé en Amérique du Nord et gagnera bientôt la France.

Sixième temps: un romancier connu et affectionnant la provocation traduit en fiction les scénarios d’islamisation de la France et leur apporte une légitimité nouvelle, du fait que la littérature serait un espace de liberté où les vérités

inavouables doivent être dites.

Septième temps: un philosophe associé à la gauche liber- taire reprend les scénarios d’islamisation dans le cadre d’une fresque civilisationnelle catastrophiste et leur donne ainsi une audience élargie, au-delà des clivages idéologiques habituels.

Huitième temps: l’auteur le plus déjanté du groupe se pré- sente aux présidentielles de 2022; s’inspirant de la recette trumpienne, il revendique la «reconquête» d’une France perdue aux mains des musulmans. D’abord confinée aux cercles d’extrême droite, la thèse remplaciste fait ainsi son entrée sur le terrain de la politique nationale. »


lundi 6 mai 2019

Les signes de la confusion

« L'homme descend davantage du signe que du singe : il tient son humanité d'un certain régime symbolique ou signifiant. »1)

Des intellectuels qui s'insurgent

Au cours de la semaine chevauchant avril et mai, Le Devoir a publié tour à tour deux billets dont le ton résolument polémique illustre de manière exemplaire la polarisation dans laquelle s'inscrit le projet de loi sur la laïcité de l'État 2). Il s'agit des textes de Francis Dupuis-Déri3) et Jean-François Lisée4). Alors que le premier compare le cas d'un médecin juif ostracisé à celui des femmes musulmanes incessamment discriminées en raison du hijab, le second nous met en garde contre le retour du religieux que représente le port de ces signes dans nos institutions civiles. À prime abord, il est tentant de regarder cet échange comme une simple dispute d'intellectuels, où le souci oratoire semble surpasser celui d'une démonstration calme et posée. Or, j'y entends quelque chose de bien plus préoccupant : l'inaptitude de chacun de ces points de vue à dépasser5) sa position tranchante et bien campée.
Au moyen d'une figure rhétorique consistant à renverser un vieil interdit (comparer des pommes et des oranges), F. Dupuis-Déri traite sur le même pied le phénomène historique et malheureux d'une opprobre (le rejet du juif) et celui d'une discrimination ordinaire mais non moins malheureuse se basant sur un nouvel interdit (le port d'un signe religieux). De son côté, J.-F. Lisée met en oeuvre une ironie à deux et même trois niveaux (pourfendant, pêle-mêle, la christianophobie, ceuzes qui la dénoncent, ainsi que ceuzes qui s'en moquent), pour reconduire cette persistante confusion entre la sécularisation des institutions civiles et l'avènement de la laïcité. Voilà donc un exemple récent du dialogue de sourds auquel semble nous condamner l'article le plus court et le plus controversé du projet de loi 21 : « Le port d’un signe religieux est interdit dans l’exercice de leurs fonctions aux personnes énumérées à l’annexe II. » Bien entendu, on sait que tout se joue dans le renvoi à cette fameuse annexe. 

La non-recherche du sens

Il semble que l'absence de définition de « signe religieux » ait précipité les intellectuels dans les plus étranges méprises et, partant, dans la voie polémique, la seule qui reste quand tout ne tient finalement qu'à une prise de position jamais explicitement assumée.
Se pourrait-il que cette absence ne soit pas fortuite? À tout le moins ne sert-elle pas l'intérêt de quiconque préparerait le moment de trancher un débat qui n'a aucune chance d'aboutir? N'oublions pas que l'éventualité du « baîllon » parlementaire a été évoquée par le parti ministériel dès les premiers jours qui ont suivi le dépôt du projet de loi. Non seulement cette non-définition dégage une immense marge de manoeuvre sémantique, allant de la manifestation discrètement ostensible à la pure et simple exubérance ostentatoire, mais encore rend-elle caduque la possibilité même de débattre en piégeant les protagonistes dans les rets de l'indécidable : on ne sait plus de quoi on parle, parce qu'on ne s'est jamais entendu sur le sens de ce qu'on dit. Reste la polémique, c'est-à-dire la polarisation.
Même si on ne peut pas qualifier le geste (ou le non-geste) d'intentionnel, il impose aux consultations, réflexions et discussions une ligne de conduite qui ne peut se soutenir que d'une conception courante du signe comme symbole6) : un signifiant dont le niveau d'abstraction est tel qu'il renvoie à une signification déjà culturellement constituée, avec toutes les interrelations sociales qu'elle implique. Le signe religieux ainsi envisagé ne peut donc plus renvoyer à un sens vécu par qui le porte, mais à la relation construite par un tiers (l'interprétant) entre sa matérialité et sa ou ses possibles significations. De cette manière, il est aisé de présenter le signe religieux comme un problème : sa manifestation dans des institutions civiles dont la sécularisation est encore et toujours l'objet d'une reconstruction historique (on dit beaucoup là-dessus, surtout quand on en sait peu) peut facilement être perçue comme la menace du retour d'une oppression (réelle ou fantasmée) par le pouvoir spirituel.
On est même tenté d'y voir une habile manoeuvre politique. En effet, mettre l'accent sur l'interprétant plutôt que sur le representamen (le signe matériel) amène à ne considérer que la perception du sens (et donc l'interprétation) par le tiers. Il ne reste alors qu'à puiser dans le bassin des opinions courantes alimenté par le discours médiatique, qui sciemment ou non supporte la manoeuvre, pour aiguiller la problématique vers le souci étatique d'une apparence de neutralité plutôt que vers la neutralité comme telle 7).

Adresse et libération des signes religieux

Il ne fait plus de doute que l'apparition du voile islamique dans l'espace public québécois fut le principal déclencheur de toute la problématique qui, depuis dix ou quinze ans, secoue le Québec et l'amène aujourd'hui dans la confusion sémiologique qui, pour l'instant j'espère, se limite à certains dispositifs de l'appareil d'État. Toutefois, il semble que l'étendue de ces dispositifs (voir l'annexe II du projet de loi 21) laisse la porte ouverte sur des possibilités dont on aurait raison de s'inquiéter. Le voile islamique est exemplaire à cet égard, mais on pourra en dire tout autant de la kippa et du turban : le fait de situer le signe religieux sur le plan symbolique lui enlève l'opportunité de libérer toutes ses possibilités signifiantes.
J'ai écrit ailleurs8) que le voile, avant même d'être islamique, avait été l'instrument permettant aux femmes de prier avec les hommes aux premiers temps du christianisme, grâce à sa fonction sémiotique : un couvre-chef qui agit comme un signe de puissance la reliant aux anges. Cette prise de vue sur le phénomène du voile n'est possible qu'à le concevoir aussi comme indice9). J'ai aussi parlé de sa portée iconique10), en soulignant qu'il faisait office de filtre tamisant la lumière divine.
Enfin, en le considérant uniquement sous son aspect (ainsi que via sa fonction) symbolique, on lui assigne une adresse qui n'est pas proprement la sienne. On fait du tiers le destinataire qu'il n'est pas. Le turban-kippa-voile n'agit pas pour qui le porte comme signe adressé aux humains, même s'il leur signifie par ailleurs ce à quoi il renvoie. À ce titre, la pire comparaison qu'il subit est celle qui le fait équivaloir à un slogan politique. Celui-là s'adresse bel et bien aux humains et n'a pour seul but que leur sollicitation : je te propose, en te le manifestant par un signe, d'adhérer aux idées et valeurs de mon parti. L'adresse du signe religieux est quelque part à l'autre bout de la transcendance, c'est-à-dire dans la visée spirituelle de la divinité. Je ne suis pas obligé d'être d'accord avec cette visée (personnellement, je la trouve problématique), mais je n'ai pas à répondre à un message qui ne m'est pas adressé.
La libération est toujours préférable à la répression.

1) 
Daniel Bougnoux
5) 
au sens hégélien de surmonter en assumant
6) 
alors que selon C.S. Pierce il peut aussi être une icône ou un indice
7) 
Même Rima Elkouri, qui n'est pas la moins inclusive des chroniqueuses,s'y est laissée prendre.
9) 
le signe relié comme symptôme à l'objet
10) 
le signe comme pure ressemblance à l'objet

samedi 6 avril 2019

Mort d'un éphémère

L'ordre des éphémères regroupe les plus anciens insectes ailés vivant encore sur la planète. Après avoir vécu trois ans à l'état de larves, ils éclosent et se libèrent pour se reproduire en plein vol, déposer leurs oeufs dans un milieu humide et mourir presque aussitôt, servant alors de précieux nutriment aux êtres qui les supplantent le long de la chaîne alimentaire. Ce plancton aérien est, comme bien d'autres, une forme de vie essentielle dans nombre d'écosystèmes.

J'aimerais évoquer l'âme d'un jeune homme à qui dieux et déesses semblent avoir joué un vilain tour.

Dès que chez lui la flamme eut couvé assez longtemps pour que se fût libéré son désir, celui-ci mourut au moment même de prendre son envol. Il mérite qu'on dise pourquoi. Voici Benoît, dont furent éphémères la joie, le rêve, l'innocence et la vie.

Propos échevelés sur les poils hérissés, les chignons crêpés et la gauche ébouriffée

Non, je ne parlerai pas de dreadlocks. Pourquoi pas? Réponse : parce que je n’ai pas assez de cheveux sur la tête pour faire une leçon de coiffure à qui que ce soit. Et puis quand mon fils m’a annoncé qu’il laissait pousser sa tignasse (déjà) bouclée pour s’en faire confectionner un jour, c’est d’un air envieux que j’ai acquiescé en laissant échapper un timide : « Ha ouais? C’est cool… »
Trêve de plaisanterie. Je n’en parlerai pas directement. Au fond, j’ai trouvé un prétexte pour parler de tout autre chose.

mardi 2 janvier 2018

Chronique d'une rectitude qui se cherche un sens politique


Une ombre plane sur nos débats, discussions, réflexions, opinions et palabres divers : l'ombre de la rectitudeToutes les puissances de la vieille pensée droite et juste se sont unies pour débusquer cette ombre : les chroniqueur.e.s, les politicien.e.s, les idéologues du Québec et du Canada tout entier. (ici une note : J'ai commis un pastiche d'une célèbre introduction qui m'a dès l'abord impressionné à la fois par sa puissance métaphorique et sa résonance militante. Certain.e.s la reconnaîtront : « Un spectre hante l'Europe : le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d'Allemagne. »)


La rectitude : une traîtresse à la pensée droite


La pensée médiatique de droite, portée par plusieurs hérauts dont l'accès aux tribunes les plus en vue semble assuré, est en passe de trébucher sur cette chose  qui devrait pourtant lui être consanguine. C'est comme si son exigence de droiture avait trouvé dans son principe même sa propre limite, par un singulier mouvement qui la renverse en la niant ; elle accuse la rectitude de la pire offense à la libre pensée : la censure, qu'elle soit simple menace ou mesure effective.  Pour en atténuer le choc, elle l'a confinée dans son attribut le plus détestable : la rectitude politique.

lundi 25 décembre 2017

Lettre fraternelle à toi, paisible ami

Salut mon frère. Me permets-tu de t’appeler «mon frère», toi dont la réserve est si sensible, si engagée qu’elle arrive à se réserver elle-même? Car c’est bien ce qui me frappe chez toi: d’aucune manière, ni métaphoriquement, ni littéralement, ni le mot ni la main qui frappe ne font partie de toi. Même ta douceur excelle par sa discrétion. Ta discrétion. Je me sens déjà indiscret.
Au lendemain de cette tuerie, ce dimanche de janvier, à la fin de la prière, ton absence du bureau fut le premier événement du jour. Je te connaissais depuis peu. Mon cœur s’est serré. Des collègues savaient que tu étais présent lors de l’attentat. Le soir même, je m’étais d’abord morfondu sur le sort d’un autre collègue: je savais sa grande piété et son assiduité à la prière. J’ai tremblé d’inquiétude. Par bonheur, il m’a répondu par courriel qu’en ce moment il n’était même pas au pays. Je me suis alors surpris à louer son Dieu, parce que moi, je n’en ai pas… ou je n’en ai plus (tu me pardonneras cette impiété, je n’y peux rien). C’était par élan fraternel que, livré à ses yeux qui me lisaient, j’avais vénéré ce Dieu.